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Chapitre I
Monsieur Myriel
En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne.
C'était un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siège
de Digne depuis 1806.
Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que
nous avons à raconter, il n'est peut-être pas inutile, ne fût-ce que
pour être exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui
avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le
diocèse. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de
place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font. M.
Myriel était fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe.
On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge,
l'avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un
usage assez répandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel,
nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il
était bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, élégant,
gracieux, spirituel; toute la première partie de sa vie avait été donnée
au monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements se
précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées, traquées,
se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de
poitrine dont elle était atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point
d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel?
L'écroulement de l'ancienne société française, la chute de sa propre
famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore
peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le
grossissement de l'épouvante, firent-ils germer en lui des idées de
renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions
et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de
ces coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en
le frappant au coeur, l'homme que les catastrophes publiques
n'ébranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa
fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que,
lorsqu'il revint d'Italie, il était prêtre.
En 1804, M. Myriel était curé de Brignolles. Il était déjà vieux, et
vivait dans une retraite profonde.
Vers l'époque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait
plus trop quoi, l'amena à Paris. Entre autres personnes puissantes, il
alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que
l'empereur était venu faire visite à son oncle, le digne curé, qui
attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majesté.
Napoléon, se voyant regardé avec une certaine curiosité par ce
vieillard, se retourna, et dit brusquement:
--Quel est ce bonhomme qui me regarde?
--Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un
grand homme. Chacun de nous peut profiter.
L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et
quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était
nommé évêque de Digne.
Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu'on faisait sur la
première partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de
familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution.
M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite
ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de têtes qui
pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fût évêque et parce qu'il était
évêque. Mais, après tout, les propos auxquels on mêlait son nom
n'étaient peut-être que des propos; du bruit, des mots, des paroles;
moins que des paroles, des _palabres_, comme dit l'énergique langue du
midi.
Quoi qu'il en fût, après neuf ans d'épiscopat et de résidence à Digne,
tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier
moment les petites villes et les petites gens, étaient tombés dans un
oubli profond. Personne n'eût osé en parler, personne n'eût même osé
s'en souvenir.
M. Myriel était arrivé à Digne accompagné d'une vieille fille,
mademoiselle Baptistine, qui était sa soeur et qui avait dix ans de
moins que lui.
Ils avaient pour tout domestique une servante du même âge que
mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire, laquelle, après
avoir été _la servante de M. le Curé_, prenait maintenant le double
titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de
monseigneur.
Mademoiselle Baptistine était une personne longue, pâle, mince, douce;
elle réalisait l'idéal de ce qu'exprime le mot «respectable»; car il
semble qu'il soit nécessaire qu'une femme soit mère pour être vénérable.
Elle n'avait jamais été jolie; toute sa vie, qui n'avait été qu'une
suite de saintes oeuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de
blancheur et de clarté; et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu'on
pourrait appeler la beauté de la bonté. Ce qui avait été de la maigreur
dans sa jeunesse était devenu, dans sa maturité, de la transparence; et
cette diaphanéité laissait voir l'ange. C'était une âme plus encore que
ce n'était une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; à peine assez
de corps pour qu'il y eût là un sexe; un peu de matière contenant une
lueur; de grands yeux toujours baissés; un prétexte pour qu'une âme
reste sur la terre.
Madame Magloire était une petite vieille, blanche, grasse, replète,
affairée, toujours haletante, à cause de son activité d'abord, ensuite à
cause d'un asthme.
À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal avec les
honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent l'évêque
immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et le président lui
firent la première visite, et lui de son côté fit la première visite au
général et au préfet.
L'installation terminée, la ville attendit son évêque à l'oeuvre.
Chapitre II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
Le palais épiscopal de Digne était attenant à l'hôpital.
Le palais épiscopal était un vaste et bel hôtel bâti en pierre au
commencement du siècle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en
théologie de la faculté de Paris, abbé de Simore, lequel était évêque de
Digne en 1712. Ce palais était un vrai logis seigneurial. Tout y avait
grand air, les appartements de l'évêque, les salons, les chambres, la
cour d'honneur, fort large, avec promenoirs à arcades, selon l'ancienne
mode florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans la
salle à manger, longue et superbe galerie qui était au rez-de-chaussée
et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donné à
manger en cérémonie le 29 juillet 1714 à messeigneurs Charles Brûlart de
Genlis, archevêque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin,
évêque de Grasse, Philippe de Vendôme, grand prieur de France, abbé de
Saint-Honoré de Lérins, François de Berton de Grillon, évêque-baron de
Vence, César de Sabran de Forcalquier, évêque-seigneur de Glandève, et
Jean Soanen, prêtre de l'oratoire, prédicateur ordinaire du roi,
évêque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept révérends
personnages décoraient cette salle, et cette date mémorable, 29 juillet
1714, y était gravée en lettres d'or sur une table de marbre blanc.
L'hôpital était une maison étroite et basse à un seul étage avec un
petit jardin. Trois jours après son arrivée, l'évêque visita l'hôpital.
La visite terminée, il fit prier le directeur de vouloir bien venir
jusque chez lui.
--Monsieur le directeur de l'hôpital, lui dit-il, combien en ce moment
avez-vous de malades?
--Vingt-six, monseigneur.
--C'est ce que j'avais compté, dit l'évêque.
--Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les
autres.
--C'est ce que j'avais remarqué.
--Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle
difficilement.
--C'est ce qui me semble.
--Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit
pour les convalescents.
--C'est ce que je me disais.
--Dans les épidémies, nous avons eu cette année le typhus, nous avons eu
une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne
savons que faire.
--C'est la pensée qui m'était venue.
--Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se résigner.
Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du
rez-de-chaussée. L'évêque garda un moment le silence, puis il se tourna
brusquement vers le directeur de l'hôpital:
--Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que
dans cette salle?
--La salle à manger de monseigneur! s'écria le directeur stupéfait.
L'évêque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux
des mesures et des calculs.
--Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant à lui-même.
Puis élevant la voix:
--Tenez, monsieur le directeur de l'hôpital, je vais vous dire. Il y a
évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six
petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour
soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le
vôtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous.
Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le palais de
l'évêque et l'évêque était à l'hôpital.
M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant été ruinée par la
révolution. Sa soeur touchait une rente viagère de cinq cents francs
qui, au presbytère, suffisait à sa dépense personnelle. M. Myriel
recevait de l'état comme évêque un traitement de quinze mille francs. Le
jour même où il vint se loger dans la maison de l'hôpital, M. Myriel
détermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la manière
suivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.
_Note pour régler les dépenses de ma maison._
_Pour le petit séminaire: quinze cents livres_
_Congrégation de la mission: cent livres_
_Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres_
_Séminaire des missions étrangères à Paris: deux cents livres_
_Congrégation du Saint-Esprit: cent cinquante livres_
_Établissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres_
_Sociétés de charité maternelle: trois cents livres_
_En sus, pour celle d'Arles: cinquante livres_
_OEuvre pour l'amélioration des prisons: quatre cents livres_
_OEuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers: cinq cents
livres_
_Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes: mille livres_
_Supplément au traitement des pauvres maîtres d'école du diocèse: deux
mille livres_
_Grenier d'abondance des Hautes-Alpes: cent livres_
_Congrégation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron,
pour l'enseignement gratuit des filles indigentes: quinze cents livres_
_Pour les pauvres: six mille livres_
_Ma dépense personnelle: mille livres_
Total: _quinze mille livres_
Pendant tout le temps qu'il occupa le siège de Digne, M. Myriel ne
changea presque rien à cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit,
_avoir réglé les dépenses de sa maison_.
Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle
Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne était tout à la fois
son frère et son évêque, son ami selon la nature et son supérieur selon
l'église. Elle l'aimait et elle le vénérait tout simplement. Quand il
parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adhérait. La servante
seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'évêque, on l'a pu
remarquer, ne s'était réservé que mille livres, ce qui, joint à la
pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an.
Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard
vivaient.
Et quand un curé de village venait à Digne, M. l'évêque trouvait encore
moyen de le traiter, grâce à la sévère économie de madame Magloire et à
l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine.
Un jour--il était à Digne depuis environ trois mois--l'évêque dit:
--Avec tout cela je suis bien gêné!
--Je le crois bien! s'écria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement
pas réclamé la rente que le département lui doit pour ses frais de
carrosse en ville et de tournées dans le diocèse. Pour les évêques
d'autrefois c'était l'usage.
--Tiens! dit l'évêque, vous avez raison, madame Magloire.
Il fit sa réclamation.
Quelque temps après, le conseil général, prenant cette demande en
considération, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous
cette rubrique: _Allocation à M. l'évêque pour frais de carrosse, frais
de poste et frais de tournées pastorales_.
Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, à cette occasion, un
sénateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable
au dix-huit brumaire et pourvu près de la ville de Digne d'une
sénatorerie magnifique, écrivit au ministre des cultes, M. Bigot de
Préameneu, un petit billet irrité et confidentiel dont nous extrayons
ces lignes authentiques:
«--Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de
quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournées? à quoi bon
ces tournées d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de
montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'à cheval. Le pont même de
la Durance à Château-Arnoux peut à peine porter des charrettes à boeufs.
Ces prêtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon
apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut
carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens
évêques. Oh! toute cette prêtraille! Monsieur le comte, les choses
n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura délivrés des calotins. À
bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant à moi, je
suis pour César tout seul. Etc., etc.»
La chose, en revanche, réjouit fort madame Magloire.
--Bon, dit-elle à mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commencé par
les autres, mais il a bien fallu qu'il finît par lui-même. Il a réglé
toutes ses charités. Voilà trois mille livres pour nous. Enfin!
Le soir même, l'évêque écrivit et remit à sa soeur une note ainsi
conçue:
_Frais de carrosse et de tournées._
_Pour donner du bouillon de viande aux malades de l'hôpital: quinze
cents livres_
_Pour la société de charité maternelle d'Aix: deux cent cinquante livres_
_Pour la société de charité maternelle de Draguignan: deux cent cinquante
livres_
_Pour les enfants trouvés: cinq cents livres_
_Pour les orphelins: cinq cents livres_
Total: _trois mille livres_
Tel était le budget de M. Myriel.
Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements,
prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc.,
l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il
le donnait aux pauvres.
Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluèrent. Ceux qui ont
et ceux qui manquent frappaient à la porte de M. Myriel, les uns venant
chercher l'aumône que les autres venaient y déposer. L'évêque, en moins
d'un an, devint le trésorier de tous les bienfaits et le caissier de
toutes les détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains;
mais rien ne put faire qu'il changeât quelque chose à son genre de vie
et qu'il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.
Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en bas que de
fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire, avant d'être
reçu; c'était comme de l'eau sur une terre sèche; il avait beau recevoir
de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dépouillait.
L'usage étant que les évêques énoncent leurs noms de baptême en tête de
leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du
pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms
et prénoms de l'évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne
l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le
nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui
plaisait.
--J'aime ce nom-là, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur.
Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici soit
vraisemblable; nous nous bornons à dire qu'il est ressemblant.
Chapitre III
À bon évêque dur évêché
M. l'évêque, pour avoir converti son carrosse en aumônes, n'en faisait
pas moins ses tournées. C'est un diocèse fatigant que celui de Digne. Il
a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on
l'a vu tout à l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et
deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une
affaire. M. l'évêque en venait à bout. Il allait à pied quand c'était
dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la
montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet
était trop pénible pour elles, il allait seul.
Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville épiscopale, monté
sur un âne. Sa bourse, fort à sec dans ce moment, ne lui avait pas
permis d'autre équipage. Le maire de la ville vint le recevoir à la
porte de l'évêché et le regardait descendre de son âne avec des yeux
scandalisés. Quelques bourgeois riaient autour de lui.
--Monsieur le maire, dit l'évêque, et messieurs les bourgeois, je vois
ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil à un
pauvre prêtre de monter une monture qui a été celle de Jésus-Christ. Je
l'ai fait par nécessité, je vous assure, non par vanité.
Dans ses tournées, il était indulgent et doux, et prêchait moins qu'il
ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il
n'allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles.
Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les
cantons où l'on était dur pour les nécessiteux, il disait:
--Voyez les gens de Briançon. Ils ont donné aux indigents, aux veuves et
aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant
tous les autres. Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand
elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un
siècle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier.
Dans les villages âpres au gain et à la moisson, il disait:
--Voyez ceux d'Embrun. Si un père de famille, au temps de la récolte, a
ses fils au service à l'armée et ses filles en service à la ville, et
qu'il soit malade et empêché, le curé le recommande au prône; et le
dimanche, après la messe, tous les gens du village, hommes, femmes,
enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui
rapportent paille et grain dans son grenier.
Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il
disait:
--Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas
le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt
dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le
bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris.
Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se ruinent en
papier timbré, il disait:
--Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont là trois
mille âmes. Mon Dieu! c'est comme une petite république. On n'y connaît
ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il répartit l'impôt, taxe
chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines
sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obéit, parce
que c'est un homme juste parmi des hommes simples.
Aux villages où il ne trouvait pas de maître d'école, il citait encore
ceux de Queyras:
--Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze
ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des
maîtres d'école payés par toute la vallée qui parcourent les villages,
passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces
magisters vont aux foires, où je les ai vus. On les reconnaît à des
plumes à écrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui
n'enseignent qu'à lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et
le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et
le latin ont trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. Mais quelle
honte d'être ignorants! Faites comme les gens de Queyras.
Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut d'exemples
inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et
beaucoup d'images, ce qui était l'éloquence même de Jésus-Christ,
convaincu et persuadant.
Chapitre IV
Les oeuvres semblables aux paroles
Sa conversation était affable et gaie. Il se mettait à la portée des
deux vieilles femmes qui passaient leur vie près de lui; quand il riait,
c'était le rire d'un écolier.
Madame Magloire l'appelait volontiers _Votre Grandeur_. Un jour, il se
leva de son fauteuil et alla à sa bibliothèque chercher un livre. Ce
livre était sur un des rayons d'en haut. Comme l'évêque était d'assez
petite taille, il ne put y atteindre.
--Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va
pas jusqu'à cette planche.
Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô, laissait
rarement échapper une occasion d'énumérer en sa présence ce qu'elle
appelait «les espérances» de ses trois fils. Elle avait plusieurs
ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils étaient
naturellement les héritiers. Le plus jeune des trois avait à recueillir
d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxième était
substitué au titre de duc de son oncle; l'aîné devait succéder à la
pairie de son aïeul. L'évêque écoutait habituellement en silence ces
innocents et pardonnables étalages maternels. Une fois pourtant, il
paraissait plus rêveur que de coutume, tandis que madame de Lô
renouvelait le détail de toutes ces successions et de toutes ces
«espérances». Elle s'interrompit avec quelque impatience:
--Mon Dieu, mon cousin! mais à quoi songez-vous donc?
--Je songe, dit l'évêque, à quelque chose de singulier qui est, je
crois, dans saint Augustin: «Mettez votre espérance dans celui auquel on
ne succède point.»
Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du décès d'un
gentilhomme du pays, où s'étalaient en une longue page, outre les
dignités du défunt, toutes les qualifications féodales et nobiliaires de
tous ses parents:
--Quel bon dos a la mort! s'écria-t-il. Quelle admirable charge de
titres on lui fait allègrement porter, et comme il faut que les hommes
aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe à la vanité!
Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque
toujours un sens sérieux. Pendant un carême, un jeune vicaire vint à
Digne et prêcha dans la cathédrale. Il fut assez éloquent. Le sujet de
son sermon était la charité. Il invita les riches à donner aux
indigents, afin d'éviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il
put et de gagner le paradis qu'il fit désirable et charmant. Il y avait
dans l'auditoire un riche marchand retiré, un peu usurier, nommé M.
Géborand, lequel avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps,
des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n'avait
fait l'aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu'il
donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de
la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Un jour, l'évêque
le vit faisant sa charité et dit à sa soeur avec un sourire:
--Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de paradis.
Quand il s'agissait de charité, il ne se rebutait pas, même devant un
refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient réfléchir. Une fois,
il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le
marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen
d'être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété
a existé. L'évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras.
--Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose.
Le marquis se retourna et répondit sèchement:
--Monseigneur, j'ai mes pauvres.
--Donnez-les-moi, dit l'évêque.
Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon.
«Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France treize cent
vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit
cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenêtre, et
enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture,
la porte. Et cela, à cause d'une chose qu'on appelle l'impôt des portes
et fenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des
petits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies.
Hélas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas
la loi, mais je bénis Dieu. Dans l'Isère, dans le Var, dans les deux
Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas même de
brouettes, ils transportent les engrais à dos d'hommes; ils n'ont pas de
chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde
trempés dans la poix résine. C'est comme cela dans tout le pays haut du
Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la
bouse de vache séchée. L'hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et
ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le
manger.--Mes frères, ayez pitié! voyez comme on souffre autour de vous.»
Né provençal, il s'était facilement familiarisé avec tous les patois du
midi. Il disait: «_Eh bé! moussu, sès sagé?_» comme dans le bas
Languedoc. «_Onté anaras passa?_» comme dans les basses Alpes. «_Puerte
un bouen moutou embe un bouen froumage grase_», comme dans le haut
Dauphiné. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribué à lui
donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et
dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus
grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues,
il entrait dans toutes les âmes. Du reste, il était le même pour les
gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien
hâtivement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il
disait:
--Voyons le chemin par où la faute a passé.
Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un _ex-pécheur_, il
n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez
haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux féroces, une
doctrine qu'on pourrait résumer à peu près ainsi:
«L'homme a sur lui la chair qui est tout à la fois son fardeau et sa
tentation. Il la traîne et lui cède.
«Il doit la surveiller, la contenir, la réprimer, et ne lui obéir qu'à
la dernière extrémité. Dans cette obéissance-là, il peut encore y avoir
de la faute; mais la faute, ainsi faite, est vénielle. C'est une chute,
mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en prière.
«Être un saint, c'est l'exception; être un juste, c'est la règle. Errez,
défaillez, péchez, mais soyez des justes.
«Le moins de péché possible, c'est la loi de l'homme. Pas de péché du
tout est le rêve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au
péché. Le péché est une gravitation.»
Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite:
--Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros
crime que tout le monde commet. Voilà les hypocrisies effarées qui se
dépêchent de protester et de se mettre à couvert.
Il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pèse le poids
de la société humaine. Il disait:
--Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des
indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pères, des
maîtres, des forts, des riches et des savants.
Il disait encore:
--À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous
pourrez; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis;
elle répond de la nuit qu'elle produit. Cette âme est pleine d'ombre, le
péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le péché, mais
celui qui y a fait l'ombre.
Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de juger les
choses. Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile.
Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on
instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour
une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources,
avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie était encore punie de
mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première
pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de
preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le
perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina à nier. Sur ce,
le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité
de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment
présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que
cet homme la trompait. Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé
son amant, tout avoué, tout prouvé. L'homme était perdu. Il allait être
prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et
chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie
en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait
sortir la justice de la vengeance. L'évêque écoutait tout cela en
silence. Quand ce fut fini, il demanda:
--Où jugera-t-on cet homme et cette femme?
--À la cour d'assises.
Il reprit:
--Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi?
Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut condamné à mort
pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à
fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain
public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour
l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. Il
fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On
alla chercher le curé. Il paraît qu'il refusa en disant: Cela ne me
regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque;
moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. On
rapporta cette réponse à l'évêque qui dit:
--Monsieur le curé a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne.
Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du
«saltimbanque», il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla.
Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui, oubliant la
nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant
le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui
sont les plus simples. Il fut père, frère, ami; évêque pour bénir
seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet
homme allait mourir désespéré. La mort était pour lui comme un abîme.
Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il
n'était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa
condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu çà et là
autour de lui cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que
nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par
ces brèches fatales, et ne voyait que des ténèbres. L'évêque lui fit
voir une clarté.
Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'évêque était là.
Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec
sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec ce misérable lié de cordes.
Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'échafaud avec lui. Le
patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. Il sentait
que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. L'évêque l'embrassa,
et, au moment où le couteau allait tomber, il lui dit:
--Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les frères
chassent retrouve le Père. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Père
est là.
Quand il redescendit de l'échafaud, il avait quelque chose dans son
regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était le plus
admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à cet humble logis
qu'il appelait en souriant son palais, il dit à sa soeur:
--Je viens d'officier pontificalement.
Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les
moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en
commentant cette conduite de l'évêque: «C'est de l'affectation.» Ceci ne
fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice
aux actions saintes, fut attendri et admira.
Quant à l'évêque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut
longtemps à s'en remettre.
L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose
qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de
mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de
ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est
violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns
admirent, comme de Maistre; les autres exècrent, comme Beccaria. La
guillotine est la concrétion de la loi; elle se nomme _vindicte;_ elle
n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit
frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales
dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud
est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une
machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer
et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais
quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette
machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces
cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme,
l'échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud
est le complice du bourreau; il dévore; il mange de la chair, il boit du
sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le
charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie
épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée.
Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de
l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé.
La sérénité presque violente du moment funèbre avait disparu: le fantôme
de la justice sociale l'obsédait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes
ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se
fît un reproche. Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à
demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un
soir et recueillit:
--Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C'est un tort de
s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi
humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes
touchent-ils à cette chose inconnue?
Avec le temps ces impressions s'atténuèrent, et probablement
s'effacèrent. Cependant on remarqua que l'évêque évitait désormais de
passer sur la place des exécutions. On pouvait appeler M. Myriel à toute
heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que là
était son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles
veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de
lui-même. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures auprès de
l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mère qui avait
perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi
le moment de parler. Ô admirable consolateur! il ne cherchait pas à
effacer la douleur par l'oubli, mais à l'agrandir et à la dignifier par
l'espérance. Il disait:
--Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. Ne
songez pas à ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur
vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel.
Il savait que la croyance est saine. Il cherchait à conseiller et à
calmer l'homme désespéré en lui indiquant du doigt l'homme résigné, et à
transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur
qui regarde une étoile.
Chapitre V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
La vie intérieure de M. Myriel était pleine des mêmes pensées que sa vie
publique. Pour qui eût pu la voir de près, c'eût été un spectacle grave
et charmant que cette pauvreté volontaire dans laquelle vivait M.
l'évêque de Digne.
Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait
peu. Ce court sommeil était profond. Le matin il se recueillait pendant
une heure, puis il disait sa messe, soit à la cathédrale, soit dans son
oratoire. Sa messe dite, il déjeunait d'un pain de seigle trempé dans le
lait de ses vaches. Puis il travaillait.
Un évêque est un homme fort occupé; il faut qu'il reçoive tous les jours
le secrétaire de l'évêché, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous
les jours ses grands vicaires. Il a des congrégations à contrôler, des
privilèges à donner, toute une librairie ecclésiastique à examiner,
paroissiens, catéchismes diocésains, livres d'heures, etc., des
mandements à écrire, des prédications à autoriser, des curés et des
maires à mettre d'accord, une correspondance cléricale, une
correspondance administrative, d'un côté l'état, de l'autre le
Saint-Siège, mille affaires.
Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son
bréviaire, il le donnait d'abord aux nécessiteux, aux malades et aux
affligés; le temps que les affligés, les malades et les nécessiteux lui
laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il bêchait la terre dans
son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces
deux sortes de travail; il appelait cela _jardiner_.
--L'esprit est un jardin, disait-il.
À midi, il dînait. Le dîner ressemblait au déjeuner.
Vers deux heures, quand le temps était beau, il sortait et se promenait
à pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les
masures. On le voyait cheminer seul, tout à ses pensées, l'oeil baissé,
appuyé sur sa longue canne, vêtu de sa douillette violette ouatée et
bien chaude, chaussé de bas violets dans de gros souliers, et coiffé de
son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands
d'or à graine d'épinards.
C'était une fête partout où il paraissait. On eût dit que son passage
avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les enfants et les
vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'évêque comme pour le
soleil. Il bénissait et on le bénissait. On montrait sa maison à
quiconque avait besoin de quelque chose.
Çà et là, il s'arrêtait, parlait aux petits garçons et aux petites
filles et souriait aux mères. Il visitait les pauvres tant qu'il avait
de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches.
Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne
voulait pas qu'on s'en aperçût, il ne sortait jamais dans la ville
autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le gênait un peu en été.
Le soir à huit heures et demie il soupait avec sa soeur, madame Magloire
debout derrière eux et les servant à table. Rien de plus frugal que ce
repas. Si pourtant l'évêque avait un de ses curés à souper, madame
Magloire en profitait pour servir à Monseigneur quelque excellent
poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curé était
un prétexte à bon repas; l'évêque se laissait faire. Hors de là, son
ordinaire ne se composait guère que de légumes cuits dans l'eau et de
soupe à l'huile. Aussi disait-on dans la ville:
--Quand l'évêque fait pas chère de curé, il fait chère de trappiste.
Après son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle
Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se
remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la
marge de quelque in-folio. Il était lettré et quelque peu savant. Il a
laissé cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une
dissertation sur le verset de la Genèse: _Au commencement l'esprit de
Dieu flottait sur les eaux_. Il confronte avec ce verset trois textes:
la version arabe qui dit: _Les vents de Dieu soufflaient;_ Flavius
Josèphe qui dit: _Un vent d'en haut se précipitait sur la terre_, et
enfin la paraphrase chaldaïque d'Onkelos qui porte: _Un vent venant de
Dieu soufflait sur la face des eaux_. Dans une autre dissertation, il
examine les oeuvres théologiques de Hugo, évêque de Ptolémaïs,
arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre, et il établit qu'il
faut attribuer à cet évêque les divers opuscules publiés, au siècle
dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.
Parfois au milieu d'une lecture, quel que fût le livre qu'il eût entre
les mains, il tombait tout à coup dans une méditation profonde, d'où il
ne sortait que pour écrire quelques lignes sur les pages mêmes du
volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les
contient. Nous avons sous les yeux une note écrite par lui sur une des
marges d'un in-quarto intitulé: _Correspondance du lord Germain avec les
généraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amérique.
À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire,
quai des Augustins_.
Voici cette note:
«Ô vous qui êtes!
«L'Ecclésiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabées vous nomment
Créateur, l'Épître aux Éphésiens vous nomme Liberté, Baruch vous nomme
Immensité, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vérité, Jean vous nomme
Lumière, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle
Providence, le Lévitique Sainteté, Esdras Justice, la création vous
nomme Dieu, l'homme vous nomme Père; mais Salomon vous nomme
Miséricorde, et c'est là le plus beau de tous vos noms.»
Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient à
leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au
rez-de-chaussée.
Ici il est nécessaire que nous donnions une idée exacte du logis de M.
l'évêque de Digne.
Chapitre VI
Par qui il faisait garder sa maison
La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un
rez-de-chaussée et d'un seul étage: trois pièces au rez-de-chaussée,
trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrière la maison, un
jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier.
L'évêque logeait en bas. La première pièce, qui s'ouvrait sur la rue,
lui servait de salle à manger, la deuxième de chambre à coucher, et la
troisième d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer
par la chambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passer
par la salle à manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcôve
fermée, avec un lit pour les cas d'hospitalité. M. l'évêque offrait ce
lit aux curés de campagne que des affaires ou les besoins de leur
paroisse amenaient à Digne.
La pharmacie de l'hôpital, petit bâtiment ajouté à la maison et pris sur
le jardin, avait été transformée en cuisine et en cellier.
Il y avait en outre dans le jardin une étable qui était l'ancienne
cuisine de l'hospice et où l'évêque entretenait deux vaches. Quelle que
fût la quantité de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait
invariablement tous les matins la moitié aux malades de l'hôpital.--Je
paye ma dîme, disait-il.
Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la
mauvaise saison. Comme le bois est très cher à Digne, il avait imaginé
de faire faire dans l'étable à vaches un compartiment fermé d'une
cloison en planches. C'était là qu'il passait ses soirées dans les
grands froids. Il appelait cela son _salon d'hiver_.
Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle à manger,
d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carrée, et quatre chaises
de paille. La salle à manger était ornée en outre d'un vieux buffet
peint en rose à la détrempe. Du buffet pareil, convenablement habillé de
napperons blancs et de fausses dentelles, l'évêque avait fait l'autel
qui décorait son oratoire.
Ses pénitentes riches et les saintes femmes de Digne s'étaient souvent
cotisées pour faire les frais d'un bel autel neuf à l'oratoire de
monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donné aux
pauvres.
--Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'âme d'un malheureux
consolé qui remercie Dieu.
Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un
fauteuil à bras également en paille dans sa chambre à coucher. Quand par
hasard il recevait sept ou huit personnes à la fois, le préfet, ou le
général, ou l'état-major du régiment en garnison, ou quelques élèves du
petit séminaire, on était obligé d'aller chercher dans l'étable les
chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil
dans la chambre à coucher; de cette façon, on pouvait réunir jusqu'à
onze sièges pour les visiteurs. À chaque nouvelle visite on démeublait
une pièce.
Il arrivait parfois qu'on était douze; alors l'évêque dissimulait
l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminée si
c'était l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'était
l'été.
Il y avait bien encore dans l'alcôve fermée une chaise, mais elle était
à demi dépaillée et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait
qu'elle ne pouvait servir qu'appuyée contre le mur. Mademoiselle
Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une très grande bergère en
bois jadis doré et revêtue de pékin à fleurs, mais on avait été obligé
de monter cette bergère au premier par la fenêtre, l'escalier étant trop
étroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.
L'ambition de mademoiselle Baptistine eût été de pouvoir acheter un
meuble de salon en velours d'Utrecht jaune à rosaces et en acajou à cou
de cygne, avec canapé. Mais cela eût coûté au moins cinq cents francs,
et, ayant vu qu'elle n'avait réussi à économiser pour cet objet que
quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y
renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal?
Rien de plus simple à se figurer que la chambre à coucher de l'évêque.
Une porte-fenêtre donnant sur le jardin, vis-à-vis le lit; un lit
d'hôpital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit,
derrière un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les
anciennes habitudes élégantes de l'homme du monde; deux portes, l'une
près de la cheminée, donnant dans l'oratoire; l'autre, près de la
bibliothèque, donnant dans la salle à manger; la bibliothèque, grande
armoire vitrée pleine de livres; la cheminée, de bois peint en marbre,
habituellement sans feu; dans la cheminée, une paire de chenets en fer
ornés de deux vases à guirlandes et cannelures jadis argentés à l'argent
haché, ce qui était un genre de luxe épiscopal; au-dessus, à l'endroit
où d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre désargenté fixé
sur un velours noir râpé dans un cadre de bois dédoré. Près de la
porte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiers
confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille.
Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l'oratoire.
Deux portraits dans des cadres ovales étaient accrochés au mur des deux
côtés du lit. De petites inscriptions dorées sur le fond neutre de la
toile à côté des figures indiquaient que les portraits représentaient,
l'un, l'abbé de Chaliot, évêque de Saint-Claude, l'autre, l'abbé
Tourteau, vicaire général d'Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux,
diocèse de Chartres. L'évêque, en succédant dans cette chambre aux
malades de l'hôpital, y avait trouvé ces portraits et les y avait
laissés. C'étaient des prêtres, probablement des donateurs: deux motifs
pour qu'il les respectât. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages,
c'est qu'ils avaient été nommés par le roi, l'un à son évêché, l'autre à
son bénéfice, le même jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant
décroché les tableaux pour en secouer la poussière, l'évêque avait
trouvé cette particularité écrite d'une encre blanchâtre sur un petit
carré de papier jauni par le temps, collé avec quatre pains à cacheter
derrière le portrait de l'abbé de Grand-Champ.
Il avait à sa fenêtre un antique rideau de grosse étoffe de laine qui
finit par devenir tellement vieux que, pour éviter la dépense d'un neuf,
madame Magloire fut obligée de faire une grande couture au beau milieu.
Cette couture dessinait une croix. L'évêque le faisait souvent
remarquer.
--Comme cela fait bien! disait-il.
Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussée ainsi qu'au
premier, sans exception, étaient blanchies au lait de chaux, ce qui est
une mode de caserne et d'hôpital.
Cependant, dans les dernières années, madame Magloire retrouva, comme on
le verra plus loin, sous le papier badigeonné, des peintures qui
ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'être
l'hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. De là cette
décoration. Les chambres étaient pavées de briques rouges qu'on lavait
toutes les semaines, avec des nattes de paille tressée devant tous les
lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, était du haut en bas
d'une propreté exquise. C'était le seul luxe que l'évêque permit. Il
disait:
--Cela ne prend rien aux pauvres.
Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possédé
jadis six couverts d'argent et une grande cuiller à soupe que madame
Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur
la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'évêque de
Digne tel qu'il était, nous devons ajouter qu'il lui était arrivé plus
d'une fois de dire:
--Je renoncerais difficilement à manger dans de l'argenterie.
Il faut ajouter à cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif